Luigi Rossi, (1853 - 1923) Rêves de jeunesse, 1894 Huile sur toile, 92 x 178 cm Inv. 1896-0013 Don Amélie Calame, 1873 © Musée d’art et d’histoire, Genève
Concept de l’exposition
Silencieux, les arts plastiques le sont par essence, comme le rappelle l’expression « poésie muette », qui fut employée dès l’Antiquité pour désigner la peinture. Mais toute oeuvre d’art est-elle pour autant silencieuse ? Il est des peintures bavardes, criardes même, et il en est d’autres qui se tiennent « coites ». Certaines incitent à l’intériorité de la prière, d’autres ouvrent à la contemplation de l’infini, certaines nous laissent interdits ou dans l’effroi, d’autres, énigmatiques et secrètes, semblent une matérialisation de l’ineffable. Mêlant les genres, les motifs et les époques, cette exposition est centrée sur le silence envisagé non seulement comme l’absence de bruit, de son ou de parole, mais aussi comme un état, une présence au monde, dont certaines oeuvres d’art nous offrent une forme condensée. Prenant pour ancrage la subjectivité du spectateur, à travers le large registre des expériences de silence – apaisant ou angoissant, solitaire ou partagé, quotidien ou exceptionnel, intime, métaphysique ou mystique –, cette exposition interrogera la manière dont les artistes nous donnent à voir le silence, et ce faisant nous le donnent à vivre.
Jean-Etienne LIOTARD (1702 Genève - 1789) Portrait de Madame Marc Liotard de la Servette, née Marianne Sarasin Pastel, 662 x 552 mm Inv. 1865-0003 Legs David Claparède © Cabinet d’arts graphiques du MAH, Genève Photo : B. Jacot-Descombes
Parcours de l’exposition
Une première partie, organisée autour de la figure humaine, met en avant les mises en scène du quotidien silencieux, des Hollandais du Siècle d’or à Corot et Fantin-Latour en passant par Liotard. En contrepoint à ces représentations idéalisées, s’ajoutent celles du non-dit, comme chez Vallotton. Une place de choix est donnée au genre silencieux par excellence, celui de la nature morte, sous ses deux versants complémentaires : la vie silencieuse (still life) et la vanité, invitation à la méditation sur la finitude de la vie (Brueghel, Collishaw, Neu, Stoskopff). S’ensuit l’espace du silence religieux, avec des oeuvres conçues pour susciter la dévotion et pour refléter la grande variété des réactions à la manifestation du sacré, de l’extase à la stupeur en passant par l’angoisse de la mort (Baugin, Ribera, Rembrandt). Une autre forme de cette inquiétude est la mélancolie, source d’intrigantes représentations symboliques (Dürer, Carrière, Mark Lewis) et de saisissants autoportraits (de Liotard à François Barraud), mais aussi d’un réinvestissement de genres traditionnels, poussés jusqu’à une forme de pure poésie du silence (Hammershøi, Morandi, Music). La mélancolie et la rêverie ouvrent le champ plus large de l’espace du silence, aussi bien concret, sous la forme du paysage (Calame, Hodler, Huck, Clot), que mental ou abstrait, avec tous les degrés intermédiaires des espaces symboliques (Gertsch, Rossi) ou conceptuels (Edmonson, Huber, Serra, Turell, Joly). Enfin, l’expérience du silence s’enrichit avec des oeuvres situées dans une zone intermédiaire et fertile entre musique et arts plastiques (Appia, Cage, Marclay).
Alexandre Perrier (1862 - 1936) Le Lac Léman et le Grammont, 1901 Huile sur toile, 71 x 93 cm Inv. 1903-0015 © Musée d’art et d’histoire de Genève, photo : B. Jacot-Descombes
Alexandre Calame, (1810 -1864) Le Mont-Rose, 1843 Huile sur toile, 110 x 149 cm Inv. 1996-0038 © Musée d’art et d’histoire, Genève Photo : N. Sabato
Sections
Du bruit au silence
Pourquoi faire une exposition sur le silence ? N’est-ce pas l’état naturel des objets inanimés, et donc aussi de toute peinture ou sculpture ? L’un des défis des artistes a d’ailleurs consisté à chercher à dépasser ce silence originel pour rendre sensible l’agitation, le bruit et la fureur du monde. Avant d’entrer dans le monde des oeuvres silencieuses, et pour mieux cerner leur nature, une sélection de quelques tableaux illustre comment l’artiste crée un effet sonore ou des scènes dites « bruyantes » (des chiens de chasse s’acharnant sur un sanglier, un groupe de chanteurs, un combat naval, un homme riant, une femme qui se retient de parler…).
Joannes Fijt (1611 - 1661) Chasse au sanglier, 1654 Huile sur toile 135,5 x 193 cm Inv. CR 0060 Legs Gustave Revilliod, 1890 © Musée d’art et d’histoire de Genève Photo : F. Bevilacqua
Vie silencieuse
Défini comme absence de bruit, le silence est aussi lié à l’immobilité, au repos et à la quiétude.
Représentation des objets inertes et de la vie calme et muette des âmes végétatives et animales, la nature morte est appelée « still-leven » (ou « nature immobile ») aux Pays-Bas dès les années 1650.
En langue anglaise, « still life » se traduit aussi bien par « vie silencieuse » que par « nature morte ».
Cette section met en avant les moments de vie et d’activité qui demandent le silence et des gestes mesurés, tels la lecture ou la couture. Elle présente des personnages saisis dans un état de pause, de suspension ou de concentration et donne une place importante à la nature morte, fil rouge de l’exposition. Si ce genre s’est défini par opposition aux peintures de figures, force est de constater qu’une même manière silencieuse de décrire objets et personnages se rencontre chez un Liotard ou un Fantin-Latour par exemple. À l’absence de son et de mouvement se conjugue l’absence de lumière : l’arrière-plan stable et sombre fait silence ; il isole et intensifie la présence des êtres et des choses.
Abraham Hendricksz van BEIJEREN (vers 1620/21 - 1690) et Jan Davidsz DE HEEM (1606 - vers 1683) Nature morte, vers 1650 Peinture, 69.4 x 50.5 cm Inv. CR 0073 Legs Gustave Revilliod, 1890 © Musée d’art et d’histoire, Genève Photo : B. Jacot-Descombes
Maurice Quentin de La Tour (1704 - 1788) Portrait de l'abbé Jean-Jacques Huber (1699-1744) lisant, 1742 Pastel sur papier, 810 x 1002 mm Inv. 1911-0068 Legs Ernest Saladin, 1911 © Cabinet d’arts graphiques du MAH, Genève Photo : A. Yersin
Jean-Étienne Liotard (1702 - 1789) Nature morte. Fruits sur une serviette, un petit pain, un couteau, 1782 Pastel sur toile, 330 x 380 mm Inv. 1897-0010 © Cabinet d’arts graphiques du MAH, Genève Photo : B. Jacot-Descombes
Non-dit
Cette section se concentre sur les modes silencieux de communication. Félix Vallotton fut le chantre de ces non-dits exprimant une palette infinie d’émotions : l’amour, la haine, la culpabilité, le pardon, etc. Sa célèbre série Intimités, illustrant dix moments de la vie amoureuse de la Parisienne Misia Sert, est ici présentée in extenso. Précisons que cette série a été prêtée par le Musée des beaux-arts de la Chaux-de-Fonds, car l’ensemble conservé par le Cabinet d’arts graphiques du Musée d’art et d’histoire avait été promis de longue date à la Royal Academy de Londres pour une grande rétrospective consacré à l’artiste durant la période de l’exposition.
Felix Vallotton (1865 - 1925) La Haine Huile sur toile, 206 x 146 cm Inv. BA 2001-0025 © Musée d’art et d’histoire de Genève Photo : B. Jacot-Descombes
Léopold Robert (1794 - 1835) Idylle à Ischia, 1825 Huile sur toile, 74 x 64,50 cm © Musée des beaux-arts de La Chaux-de-Fonds Photo : P. Bohrer
Silence sacré
Dans l’art chrétien, maintes oeuvres ont pour fonction de susciter la piété et de favoriser la proximité et le dialogue intérieur avec Dieu. L’image de dévotion se fait le support d’un art de la méditation, en mettant le spectateur en présence même de l’événement religieux représenté, dont il devient ce faisant contemporain. Ainsi, les scènes sacrées comme la naissance et la mort du Christ sont offertes à la contemplation, invitant celui qui les regarde à une attention au mystère et à un mouvement d’intériorité. Cet appel à la prière passe aussi par l’imitation des figures saintes portraiturées : leurs gestes, attitudes, expressions et regards incitent silencieusement le dévot à suivre leur exemple.
Vanité
Memento mori, ou souviens-toi que tu vas mourir ! Le crâne humain, les fruits et les fleurs, les insectes, la nourriture périssable ou encore les verres en cristal que l’on retrouve dans nombre de natures mortes ont une seule et même fonction symbolique : rappeler à chacun que la mort est inéluctable et que tout le reste n’est que vanité. Ce thème a traversé les siècles et continue d’intéresser les artistes d’aujourd’hui, à l’instar du Français Patrick Neu et son armure de cristal ou le Britannique Matt Collishaw, qui a reconstitué les derniers repas de condamnés à mort de prisons américaines à la manière de natures mortes du XVIIe siècle flamand.
Mélancolies
La célèbre gravure de Dürer - dont on a reconnu le château de Chillon sur les bords du Léman en Suisse dans le paysage à l’arrière-plan -, donne son nom à cette section qui réunit des instants méditatifs chargés de mystère, un sujet prisé notamment par les artistes symbolistes du tournant du XXe siècle. Plusieurs autoportraits d’artistes (Barraud, Liotard, Music, Woog) viennent illustrer ces moments de réflexion et d’introspection.
Ferdinand Hodler, (1853 -1918) Le Lac Léman et le Mont-Blanc à l’aube, 1917 Huile sur toile, 61,2 x 128 cm Inv. 1918-0025 © Musée d’art et d’histoire, Genève Photo : F. Bevilacqua
Albrecht Dürer (1471 - 1528) La Mélancolie, 1514 Burin sur vergé, 237 x 187 mm Inv. E 84-0428 © Cabinet d’arts graphiques du MAH, Genève Photo : A. Longchamp
François Barraud (1899 - 1934) Autoportrait, 1930 Huile sur toile, 73 x 38 cm © Musée des beaux-arts de La Chaux-de-Fonds Photo : P. Bohrer
Jean-Etienne Liotard (1702 - 1789) Autoportrait, dit "la main au menton", vers 1770 Pastel sur toile, 635 x 510 mm Inv. 1925-0005 © Cabinet d’arts graphique du MAH, Genève Photo : B. Jacot-Descombes
Poésie du silence
Dès l’Antiquité, la peinture a été désignée comme une « poésie muette ». Célèbre pour ses scènes d’intérieur dénuées de toute présence humaine, et pour ses personnages parfaitement cois, le peintre danois Vilhelm Hammershøi donne à cette expression toute sa saveur. De leurs côtés, l’Italien Giorgio Morandi et le Slovène Zoran Music ont réduit la nature morte et le paysage à l’essentiel, en tendant vers l’abstraction, pour en faire émaner sa plus pure expression poétique
Vilhelm Hammershøi (1864 - 1916) Intérieur avec piano et femme vêtue de noir, vers 1901 Huile sur toile © Collection privée Photo : F. Bevilacqua
Espaces du silence
Un autre défi de la peinture a toujours été de traduire l’espace et représenter des espaces silencieux participe souvent d’une recherche de l’absolu. Ce silence peut être exprimé sous la forme concrète d’un paysage où domine le calme apparent de la nature à l’état brut, comme chez Hodler ou Perrier, ou à travers d’une peinture métaphysique et chargée de symboles comme chez Edmonson et Huber.
À force d’abstraction, certaines représentations d’espaces concrets tendent aussi à construire un espace mental silencieux. L’art abstrait rejoint souvent également une forme de silence, qu’il oppose parfois aux troubles du monde.
Alexandre Calame, (1810 -1864) L’Hiver, 1851 Huile sur toile, 121,5 x 156 cm Inv. 1873-0012 Don Amélie Calame, 1873 © Musée d’art et d’histoire, Genève Photo : B. Jacot-Descombes
Expériences du silence
Quand John Cage signe sa partition de 4 minutes et 33 secondes de silence, le compositeur transforme une feuille de musique en oeuvre plastique. Dans sa série d’Espace rythmique, décors pour Émile Jaques-Dalcroze, Adolphe Appia imagine des espaces d’un dépouillement extrême que pourront occuper le geste, le son et le rythme. Dans cette section soulignant les interpénétrations entre musique et arts plastiques, l’art contemporain est particulièrement fertile avec notamment les oeuvres de Christian Marclay.
Madeleine Woog (1892 – 1929), Autoportrait, 1926 Huile sur toile, 89 x 101.5 cm © Musée des beaux-arts de La Chaux-de-Fonds Photo : P. Bohrer
Commissariat
Lada Umstätter, conservatrice en chef, assistée par le comité curatorial
Scénographie
Atelier OI, La Neuveville
Prêteurs
Collection Pictet, Fondation de l'Hermitage (Lausanne), Fonds d’art contemporain de la Ville de Genève (FMAC), Fonds régional d’art contemporain (FRAC Lorraine / Metz), Galerie Ditesheim & Maffei Fine Art SA (Neuchâtel), Musée d’art du Valais (Sion), Musée d’art et d’histoire de Neuchâtel, Musée des beaux-arts de La Chaux-de-Fonds, Musée des beaux-arts Le Locle, Musée des Beauxarts d’Orléans, Musée des Beaux-arts de Strasbourg, Musée de l'OEuvre Notre-Dame de Strasbourg, Musée Jenisch (Vevey), Salomon Lilian Gallery, collections privées (Berlin, Bruxelles, Genève, Lausanne, Milan, Paris, Sion, St-Gall, Zurich)
Catalogue
Un livre accompagnera cette exposition, avec des essais signés Jan Blanc, Sylviane Dupuis et Élisa de Halleux, ainsi que des textes d’Alix Fiasson et Mayte Garcia Julliard, sous la direction de Lada Umstätter.
Musée Rath
Place de Neuve - 1204 Genève
Ouvert de 11 à 18 heures
Fermé le lundi
Entrée payante. Libre jusqu’à 18 ans et le premier dimanche du mois