Paul Eliasberg
Paysages de l’âme
CABINET D’ARTS GRAPHIQUES DU
MUSÉE D’ART ET D’HISTOIRE, GENÈVE
1E R NOVEMBRE 2019 – 2 FÉVRIER 2020
Paul Eliasberg, un artiste solitaire
Le XXe siècle a connu de nombreux mouvements et tendances, tantôt complémentaires, tantôt indépendants les uns des autres. La majorité des artistes s’inscrit donc dans un contexte pertinent : certains d’entre eux sont des précurseurs qui initient un courant, d'autres s’emparent d’idées déjà explorées, les réorientent dans leur sens pour les faire avancer. Dans bien des cas, les artistes affichent largement leur aspiration à la liberté et suivent leur propre voie ; s’ils ne rejettent pas pour autant les idées nouvelles, ils rechignent à entrer dans le rang de l'un de ces mouvements singuliers. Paul Eliasberg s’inscrit de cette dernière catégorie.
Fils du traducteur russe yiddish Alexander Eliasberg (Minsk, 1878 - Berlin, 1924), Paul Eliasberg naît à Munich en 1907 et grandit dans un milieu culturellement très ouvert où les échanges en russe, yiddish et allemand jouent un rôle essentiel. Son père entretient des relations étroites avec l’écrivain Thomas Mann alors que sa mère Zina, formée à l’école d’art privée d’Heinrich Knirr, est en étroit contact avec Alfred Kubin et Paul Klee. Depuis la Révolution russe en 1917, la famille est apatride. Elle est de surcroît expulsée de Bavière en 1923, à la suite d’un procès contre la mère de Paul, accusée d’avoir tenu des propos anti-allemands. La famille trouve refuge chez des amis à Berlin où Alexander Eliasberg décède l’année suivante.
Paul Eliasberg, qui a commencé des études artistiques en 1923, les poursuit à Paris en 1926 à l’Académie Ranson. Il a pour professeur Roger Bissière, avec lequel il se lie d’amitié. Engagé dans l’armée française au début de la Seconde Guerre mondiale, il entre dans la clandestinité à la signature de l’armistice de 1940 et participe aux actions de la Résistance dans le sud de la France. Une fois la paix revenue, il revient à Paris où il travaille comme dessinateur architecte. Il lui faut attendre 1958 pour pouvoir se consacrer exclusivement à son art. Parallèlement à son activité artistique personnelle, Eliasberg enseigne à la Städelschule de Francfort de 1966 à 1970. Les voyages qu’il entreprend sont nombreux : en Israël en 1949, en Espagne en 1956 et régulièrement en Grèce à partir de 1957. Il reste essentiellement solitaire, n’adhère à aucun mouvement et, à quelques exceptions près, ne cherche pas à nouer des contacts avec d’autres artistes.
Thème abordés
La conception artistique d’Eliasberg s’inscrit dans le dessin, et par conséquent dans la ligne. Cette préférence détermine son point de vue et son appropriation d'un thème. Au fil du temps, Eliasberg développe son propre langage pictural, toujours centré sur deux sujets principaux : le paysage et l’architecture. Si certains éléments plus libres commencent à apparaître, Eliasberg cultive encore une approche naturaliste, presque documentaire, jusqu’au début des années 1950. Lentement, les voyages qu’il effectue entre 1955 et 1959 l’amènent à opérer quelques changements et à favoriser des développements qui rejaillissent sur sa pratique du dessin. L’eau-forte apparaît plus tard, précisément à partir de 1959, et vient élargir son expression artistique. À défaut de rupture radicale, l’oeuvre d’Eliasberg se caractérise par des changements sans précipitation. Bien que certains de ses dessins du début des années 1950 démontrent déjà le recours à des traits courts et nerveux plus suggestifs que descriptifs, ce style devient prédominant après son premier voyage en Grèce en 1957. L’artiste continue à peindre à l’aquarelle, mais la ligne prend sensiblement de l’importance comme moyen d’expression. Les dessins réalisés au cours de ses différents périples en Grèce révèlent qu’il ne recherche pas la précision topographique. Il veut au contraire restituer la complexité de son motif, y compris l’atmosphère particulière et la signification historique des lieux. Eliasberg saisit rapidement ce qui l’entoure et essaie de noter ce qu’il voit. Il cherche à capter sa mémoire personnelle, sans se soucier de représenter l’apparence d’une réalité, de développer une idée géométrique ou d’évoquer une sorte de vision spirituelle du monde. Eliasberg progresse lentement en atténuant les contours et en composant des éléments paysagers par des traits courts ou des regroupements de lignes. Une nouvelle stratégie picturale en résulte, qui vise d’une part à une plus forte abstraction, et de l'autre à ménager une ouverture vers un point de vue atmosphérique ou presque transcendantal. Le paysage devient alors un écran de projection pour des pensées et des humeurs, et la démarche s’éloigne en fin de compte complètement de l'appréhension d'une réalité. Eliasberg développe ces idées principalement dans sa représentation de la Grèce, mais on les retrouve aussi dans celle de Hambourg ou encore dans sa conception de l’architecture médiévale. À plusieurs reprises, les cathédrales tiennent lieu de prétexte à évoquer des lignes verticales fascinantes, des structures filigranes et des espaces limpides. Les bâtiments gothiques qu’il dépeint l’intéressent à l’évidence moins pour leur qualité de monuments historiques que pour les idées qu’ils insufflent, et plus encore pour la force lumineuse qu’ils dégagent et pour l’atmosphère qui en émane. Dans ses dessins comme dans ses aquarelles, il s’affranchit des contours ou des lignes qui décrivent des formes et cherche plutôt à représenter des surfaces et des volumes.
Structure de l’exposition
L’exposition est structurée de manière thématique et se concentre sur plusieurs sujets précis, parmi lesquels les voyages d’Eliasberg en Grèce, sa compréhension de l’architecture gothique, le contexte artistique dans lequel il évolue et le cadre dans lequel ses contemporains l’ont situé. Cette approche non-chronologique permet notamment de clarifier les références, les continuités ou les changements qui jalonnent son oeuvre. Elle montre aussi à quel point sa conception picturale est profondément enracinée dans la compréhension de son temps. Dessins, aquarelles, estampes et illustrations de livres bénéficient de cette mise en contexte.
Espace découverte à la BAA
Pour poursuivre la visite, un nouvel espace avec plusieurs publications sur Eliasberg est à disposition des visiteurs à la salle de lecture de la Bibliothèque d’art et d’archéologie. Les ouvrages sont en libre accès et permettent d’en apprendre davantage sur l’oeuvre de l’artiste, son contexte artistique et ses liens avec ses contemporains. Cet espace est accessible du lundi au vendredi, de 10h à 18h et le samedi, de 10h à 12h.
Trois oeuvres majeures
Après la Seconde Guerre mondiale, Eliasberg découvre le voyage comme source d'inspiration. Il séjourne d'abord longtemps en Palestine, puis fait un saut en Espagne et, dès 1957, se rend régulièrement en Grèce. À partir de là, son dessin évolue constamment. L’artiste utilise surtout un stylo tubulaire à encre de Chine, outil très utilisé dans les bureaux d’architecture, qui offre le grand avantage de permettre un travail continu et contrôlé. Il n’est donc pas étonnant qu’Eliasberg juxtapose avec facilité traits courts et concis pour créer une trame dense. Ces lignes n’apparaissent pas disposées au hasard ; elles semblent en réalité rechercher une précision voulue, bien qu’aucun dessin préliminaire n’existe.
Malgré leurs traits courts et souvent croisés, ces dessins ne reflètent aucune nervosité. Ils rayonnent d'un calme étonnant, immanent à leur structure. Le dessin n'est pas destiné à reproduire l’image exacte d'une surface, mais se métamorphose peu à peu en plate-forme de projection de pensées parfois fort éloignées de la réalité. Bien qu'un paysage, un bâtiment ou une ambiance soit toujours le point de départ de ses oeuvres, Eliasberg abandonne toute attitude mimétique et puise exclusivement son inspiration dans sa propre imagination. Que le paysage soit réel ou fantastique, il revêt de moins en moins d’importance.
Depuis que Goethe a fait part, dans Von deutscher Baukunst (De l'architecture allemande, 1773), de son admiration pour la cathédrale de Strasbourg, l'architecture gothique est considérée comme le symbole de la structure rationnelle, de l’harmonie globale et de la recherche de la captation de la lumière la plus vaste possible – qualités qui ont longtemps été occultées par des évaluations nationalistes. Cette architecture a de surcroît souvent été associée à des ambiances romantiques lesquelles, à leur tour, ont fait l’objet d’appropriations politiques. D'autres courants, comme le Bauhaus, ont vu dans l'architecture gothique la manifestation d'un vaste projet artistique. L’intérêt d’Eliasberg pour ces monuments, dès 1950, a été éveillé principalement pour des raisons visuelles. À l’instar de ses représentations de paysages qui ne restituent pas avec exactitude la réalité topographique, celles de ses bâtiments gothiques ne sont ni des dessins architecturaux, ni des élévations précises. L’artiste se concentre plutôt sur les phénomènes qui l'intéressent le plus, tels la structure verticale de la construction ou la perforation des murs et des piliers permettant d’atteindre un haut degré de diffusion lumineuse. Pour représenter des édifices français, néerlandais et allemands, il s’est inspiré à plusieurs reprises de cette captation de la lumière. La référence nationaliste s’efface au profit d’un pur intérêt pour la forme, particulièrement évident dans cette estampe. Avec la grande rosace de la Cathédrale de Laon s’inscrivant dans un format horizontal distinct, l’orientation verticale
des traits souligne ainsi le flot de lumière. Tout se dissout alors dans ce flux, tout se mue et prend une apparence immatérielle, mystiquement transfigurée, et dans cet excès prend un sens presque religieux.
Même lors des voyages qui suivront dans les années 1970, dont un à l’île Maurice, Eliasberg refuse de dévoiler trop explicitement sa destination. S'il est important pour lui de donner un repère et une idée dans le titre de ses oeuvres, les procédés auxquels il recourt ne sont pas toujours documentaires. Avec une gamme de couleurs relativement restreinte, principalement composée de teintes vertes et de quelques nuances brunes et bleues, Eliasberg évoque ici l'exubérance de la végétation tropicale. En fin de compte, il s’intéresse à la nature et à ses mouvements. L’être humain semble presque invisible. Comme dans les autres dessins et aquarelles qu’il a réalisés depuis les années 1960, cette distanciation déjà évidente alors, s’accroît ici davantage. L’homme, à savoir le spectateur en présence, ou peut-être celui des dessins en question, observe un phénomène dont il est écarté et dans lequel il n’est même plus impliqué. L'individu trace quelque chose qu'il n'a jamais réussi à créer lui-même, quelque chose qui surpasse nettement ses capacités, devant lequel il semble cependant surpris. Beaucoup plus affirmé que dans la plupart de ses voyages en Grèce, Eliasberg adopte, dans ses dessins de l’île Maurice, un format vertical pour des compositions aux formes parallèles. Bien que tout à fait approprié pour les chutes d'eau, ce procédé pare ces représentations paysagères d’une qualité distincte et illustre la dynamique qui peut leur être inhérente.